À l’école du capitalisme

À l’école du capitalisme

This post is also available in: Anglais, Lituanien, Polonais, Allemand, Italien, Espagnol

Vilnius est en plein boom. À deux pas du centre historique, sur la rive nord du fleuve Neris, la nouvelle ville brille de mille feux sous le soleil. Les acheteurs battent les rues pavées de marbre, au milieu des rutilantes façades en verre des gratte-ciels. À moins de 30 mètres de là, dans le bruit et la poussière, des ouvriers travaillent sur les squelettes de futurs gratte-ciel. De là-haut, celui qui suit du regard la ligne de ces géants post-modernes tombe sur un véritable village dans la ville : Šnipiškės.

Tout autour de ce petit quartier, les gens habitent dans des immeubles flambant neufs, travaillent au coeur de zones industrielles récemment aménagées et font leurs achats en grandes surfaces. Rien de tout cela à Šnipiskes : sur 120 hectares de terrain, des Lituaniens, des Russes, des Roms et des Polonais vivent dans des maisons en bois avec jardins au milieu de chemins de terre recouverts de nids de poule. Pour ceux qui n’ont pas l’eau courante, les toilettes à la turque sont dans la cour.

Toujours plus haut 

Parcelle après parcelle, la ville grignote toujours un peu plus le village de Šnipiškės. Depuis que l’économie à atteint un rythme de croissance à deux chiffres (plus de 10%) et que les élus locaux ont voté en 2001 un plan de développement pour Šnipiškės, les grues ne cessent de s’activer. L’administration municipale a même fait le premier pas en s’installant en 2003 dans une nouvelle tour de bureaux. Juste à côté, était achevée la même année l’Europa-Center : 33 étages, un centre commercial, des bureaux et même quelques appartements. Un record de hauteur pour Vilnius.

Le boom de la construction s’est entre-temps interrompu. Un problème susbsiste toutefois aux yeux des investisseurs comme des agences immobilières : après l’indépendance de la Lituanie en 1991, les maisons et les terrains de Šnipiskes ont été privatisés et restitués à leurs propriétaires. Šnipiškės est donc constitué en majorité de propriétés privées. La Lituanie est un Etat de droit. Tous ne veulent pas s’en aller.

« Ici tout le monde a peur »

« Ils m’ont menacé. Depuis deux ans des gens de cette société de construction reviennent sans cesse, parfois quotidiennement. Partez, ou votre vie sera un enfer me disent-ils. » Algis M., qui veut garder l’anonymat, est visiblement exaspéré. Alors que sa femme avait refusé de répondre à la moindre question sur le pas de sa porte, une demi-heure plus tard, Algis nous appelait de son téléphone portable.

« Tout le monde a peur, ici. Mais je ne veux pas partir. En septembre 2005 ils ont mis le feu à la barrière de mon jardin, un mois plus tard à la maison. Heureusement un voisin a remarqué le feu dans les cinq minutes et le pire a été évité. Il y a un mois, le 16 janvier, il y a eu le feu juste à côté, au numéro 28 de la rue Šilutės. En raison du vent violent, la maison a brûlé très rapidement ».

Personne n’a été condamné pour ces incendies, mais ils ont fait leur petit effet. Le terrain de Agis M. avec sa propre maison et les deux petites qu’il loue est un des derniers lopin de terre privé sur ce secteur en bordure nord-est de Šnipiškės. La plupart des habitants ont vendu leur maison et elles ont ensuite été démolies.

Outre Algis M., un homme seul de 91 ans habite là. Il a sécurisé sa porte avec du fil de fer et se dit protegé par deux grands chiens de garde.Parmi ces récalcitrants, il y avait aussi une famille qui a finalement vendu récemment sa maison. Les ouvriers ne vont pas tarder à clôturer la zone d’une barrière infranchissable.

Algminas Slavinskas, manager de l’entreprise de construction ‘Immobilar’ à Šnipiškės, refuse de s’exprimer sur les incendies et sur les éventuels projets de son entreprise concernant le terrain. D’après quelques passants, c’est un centre commercial qui devrait voir le jour ici. Le terrain est identifié en tant que zone à vocation professionnelle dans le point 6 du projet de développement de la municipalité.

Des ruines carbonisées sous la neige

Depuis 2 ans, Šnipiškės brûle. Et pas seulement dans le quartier d’Algis M. Des ruines carbonisées se dressent sous la neige, partiellement clôturées et surveillées pas des agences de gardiennage. Lors de la dernière vague d’incendies, aux alentours du Nouvel An, deux jeunes de 15 et 16 ans ont été arrêtés pour avoir mis le feu à deux maisons qui avaient déjà été vendues et délaissées. Délinquance juvénile ou obéissance à une commande ?

Ruta Matoniené, qui dirige le service en charge du plan d’aménagement de Šnipiškės au sein de la municipalité a sa propre théorie sur les incendies : « Il ne s’agit aucunement d’incendies volontaires. Il y a beaucoup de sans abri dans Snipiskes. Ils squattent des maisons vides, font du feu, et c’est l’incendie. Vous savez bien comment ça se passe. » Eglė Pelienė, directrice de l’agence immobilière ‘Šimtasvienas’ installée à Šnipiškės refuse désormais de s’exprimer sur les incendies. « Que quelqu’un se rende là-bas et dise : partez ou quelque chose de grave va se passer, je trouve cela un peu gros. C’est criminel. » En dehors de cela, elle ne veut pas commenter l’affaire.

Un terrain attrayant 

Pour les entreprises lituaniennes en pleine expansion comme pour les entreprises étrangères qui se multiplient, les surfaces de bureaux de prestige dans la vieille ville se font rares. Les surfaces de bureaux, mais également les terrains, qui doivent voir le jour dans le ‘nouveau centre’ de Šnipiškės sont très recherchés : le quartier se trouve à un kilomètre à peine de la vieille ville, la circulation automobile est fluide, les permis de construire sont délivrés sans tenir compte des contraintes liées aux monuments historiques ni limitation de hauteur.

Šnipiškės

Šnipiškės

En 2009, Vilnius sera la capitale européenne de la culture et les chantiers du ‘nouveau centre’ doivent être achevés. Pourtant Madame Matonienė, fonctionnaire de l’administration municipale n’y croit elle-même plus beaucoup. « Les maisons sont des biens privés : on ne peut donc avancer que petit à petit. Et nul ne sait le temps que cela prendra. »

Car les habitants de Šnipiškės, qui pour la plupart hormis leur terrain ne possèdent pas grand chose, ont appris ces dernières années les lois de l’économie de marché. « Certains d’entre eux ont vendu il y a quelques années leur terrain pour une somme modique», explique Eglė Pelienė. « Ils sont aujourd’hui très énervés quand ils voient certains vendre leur parcelle à bon prix, près de 860 euro le mètre carré. D’autres spéculent à des prix beaucoup trop élevés .» En tant qu’agent immobilier, elle ne peut pas le cautionner.

Pas pour 860 euros

Liubove Gardak

Liubove Gardak

Liubove Gardak qui vit dans un immeuble en copropriété juste à la frontière avec les gratte-ciels fait partie de ces heureux spéculateurs. « Nous comptons sur un investisseur étranger, qui offre plus que les Lituaniens. Je suis prête à déménager pour un bon prix », indique t-elle. Elle ne craint pas les incendies et dit en souriant : « mon fils a une formation militaire et la maison est assurée ».

Il en va de même pour ce couple russo-lituanien qui continue à jouer au poker une rue plus loin : leur terrain se trouve directement sur l’une des futures rues principales. Ils affirment être volontiers prêts à déménager : « Pour un bon prix, réaliste ». Et pas 860 euros le mètre carré.

Tout n’est-il donc qu’une question d’argent ? « Non », répond Algis M., victime de deux incendies criminels. « Ma famille vit ici depuis 300 ans, c’est toute une dynastie. Ce que j’aime ici, ce sont les oiseaux et le calme. »

Le temps pour de tels îlots de campagne en plein Vilnius est-il définitivement révolu ? « Un écomusée en plein air avec des maisons en bois soigneusement choisies pour leur valeur historique devrait bientôt voir le jour, » ajoute la chef de bureau Matonienė à propos des projets pour le nouveau Šnipiškės. Sans oublier « une rue, avec des cafés, des restaurants, de petits magasins. » Quant à savoir si les habitants pourront rester dans leurs maisons : « nous n’y avons pas encore réfléchi. Pourquoi pas s’ils veulent ouvrir un commerce. »

AUTEUR Dennis Maschmann, TRADUCTEUR Maud Rey

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *